Dixit Pierre Corneille, « aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. » Un dicton populaire que ne renieront pas ces jeunes enfants et ces adolescents dont les chaines cartonnent sur la toile. Mais parfois sans réelle protection juridique. Contribution.
Un amendement déposé par le député LREM Bruno Studer a le mérite de relancer le débat sur le statut de ces enfants et de ces adolescents mineurs qui réunissent autour de leurs vidéos parfois plusieurs centaines de milliers d’abonnés, quand ils ne dépassent pas plusieurs millions, à l’instar de Neo et Swan (4,4 millions), d’Andy (3,7 millions) ou plus « modestement » de Rose Carpet avec son 1,9 million d’abonnés.
Mais ces réussites ne sont pas sans soulever des questions. Sous quel statut ces activités s’exercent-elles? A qui profitent les rémunérations dégagées? Le travail que cela exige ne porte-t-il pas atteinte aux droits de l’enfant? Les questions éthiques ne peuvent non plus être écartées, le fait d’exhiber ainsi de jeunes enfants et de les soumettre aux commentaires pas toujours bienveillants des internautes pouvant présenter des risques pour leur équilibre et leur développement.
L’Observatoire de la Parentalité et de l’Education Numérique (OPEN) avait déjà en juillet 2018 saisi la défenseure des droits des enfants, Madame Geneviève Avenard et proposé que soit appliqué à ces jeunes le statut connu sous le nom « d’enfants du spectacle ».
Il convient avant tout de faire la distinction entre ce qui reste pour ces enfants ou adolescents une activité de loisir, et ce qui bascule – ou doit basculer – sous un statut professionnel. Pour assurer la protection de ces kidfluencers, cette activité se doit alors d’être encadrée par un statut juridique qui n’existe pas à l’heure d’aujourd’hui et auquel il est pertinent de réfléchir.
Le postulat : pas de travail avant 16 ans…
Il nous faut partir d’un postulat simple : en dessous de 16 ans, le travail est – sauf autorisation spécifique – interdit. C’est dans ce cadre qu’a été construit le statut des enfants du spectacle, défini par l’article L 7124-1 de notre code du travail qui stipule : « Un enfant de moins de 16 ans ne peut, sans autorisation individuelle préalable accordée par l’autorité administrative, être, à quelque titre que ce soit engagé ou produit… ».
… Sauf « autorisation individuelle préalable »
Cette autorisation administrative prévue par le Code du travail concerne actuellement les entreprises de spectacles, qu’elles soient sédentaires ou itinérantes, les entreprises de cinéma, de radiophonie, de télévision ou d’enregistrements sonores. Sont également concernées les entreprises de mannequinat. Et plus récemment ont été ajouté à cette liste les entreprises de jeux vidéos. On le voit, les réseaux sociaux de type YouTube ou Instagram, les deux principaux concernés, ne sont pas dans la liste. En dehors des cas prévus par ce texte, le fait de faire travailler un mineur de moins de 16 ans est passible de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000€ d’amende.
Protéger…
Dans le cadre des « Enfants du spectacle » bénéficier d’une dérogation nécessite au préalable une autorisation écrite des parents ou du représentant légal. Cette autorisation est nécessaire mais pas suffisante. Le dossier doit ensuite être transmis pour instruction au Conseil Départemental de la protection de l’enfance et la décision finale appartiendra au Préfet de Région.
Ce statut permettra normalement d’éviter les risques d’abus. Par exemple, dans le domaine du spectacle le nombre de représentations auxquelles un mineur peut participer est plafonné à 3 par semaine. Les vacances scolaires doivent être respectées… Ce statut permet aussi de gérer les rémunérations. En effet, si les parents peuvent en percevoir jusqu’à 10%, 90% de la rémunération doivent être versés à la Caisse des Dépôts et Consignations, et le mineur ne pourra en bénéficier qu’à sa majorité.
… Mais sur la base de quels critères?
Il serait donc relativement simple de compléter l’article L7124-1 du Code du Travail en y ajoutant les enfants et adolescents influenceurs, ou de s’en inspirer. Mais sur quels critères rendre un tel statut obligatoire? Quelques uns nous semblent s’imposer parce que peu discutables.
Le nombre de vidéos tournées est sans doute le tout premier critère à considérer. Comment imaginer que Studio Bubble Tea et ses 1901 vidéos à ce jour, ou encore Neo et Swan avec leurs 1569 vidéos ainsi que Demo Jouets et ses 1205 vidéos ne puissent être soumis à ce statut? Le projet de loi évoque un nombre de vidéos au-delà duquel le statut s’imposerait. Mais il nous semble également nécessaire de tenir compte de la durée cumulée de la production.
Le rôle joué par les parents est sans doute le 2ème critère à prendre en considération. Car bon nombre de ces « influenceurs famille » comme on les désigne aussi sont avant tout pilotés par le père ou la mère, parfois les deux. Pour certaines de ces chaines, les parents apparaissent clairement comme réalisateurs et producteurs. Le loisir n’a alors plus aucune place dans ce contexte et nous nous trouvons bien devant ce qu’il convient d’appeler un … travail. Le père de Kalys et Athéna ou les mères de Neo et Swan ou des enfants de Demo Jouets ne devraient en toute logique pas s’y opposer…
La rémunération est également un des critères à considérer. Une rémunération qui peut venir du sponsoring des marques, mais aussi de la publicité commercialisée sur ces chaines. A analyser en fonction du nombre d’abonnés, mais aussi du nombre de vus des vidéos. Certes tous ces enfants et adolescents ne deviennent pas millionnaires mais certaines chaines dégagent des revenus non négligeables. Selon Libé, le chiffre d’affaires annuel de la chaine Studio Bubble Tea lancée en 2014 atteindrait 500 000€. Pas mal pour des enfants de 12 ans et 7 ans! Aux Etats-Unis, Ryan Kaji 8 ans compte 23 millions d’abonnés sur sa chaine et aurait, selon Forbes, gagné en 2019 26 millions de dollars.
Le temps passé à l’animation de la chaine est un autre critère, peut être un peu plus difficile à appréhender, mais il peut être conjugué avec le nombre et la régularité des vidéos.
Le nombre d’abonnés n’est sans doute pas un critère direct car certaines chaines réunissent un grand nombre d’abonnés avec relativement peu de vidéos, comme Andy avec ses 3,7 millions d’abonnés autour de seulement 54 vidéos ou Natoo avec ses presque 5 millions d’abonnés et 99 vidéos. Mais ce critère nous parait intéressant dans la mesure où il peut permettre d’affiner les autres critères, notamment celui de la rémunération.
La responsabilité des plateformes
La création d’un statut de ces jeunes influenceurs posera forcément la question de la responsabilité des plateformes. YouTube s’est invité au débat en précisant avoir créé justement une chaine YT Kids pour apporter des garanties, et avoir également proposé un guide des bonnes pratiques. La plateforme se dit consciente des inquiétudes suscitées et prête à participer à la réflexion aux côtés des autorités et des associations pour « déterminer ensemble les meilleures pratiques. » Dont acte.
Plus que jamais il nous apparait nécessaire de proposer un statut aux familles tentées par l’expérience de la Kidfluence. Cela permettra sans doute de limiter les risques de dérives. On se souvient de la fermeture décidée par YouTube, en 2017, de la chaine américaine Toy Freaks (8,5 millions d’abonnés et 7 milliards de vus) pour des mauvais traitements que subissaient dans certaines vidéos les deux fillettes âgées de moins de 10 ans.
Actualisation au 6 février 2020
Ce mercredi 5 février, la Commission des Affaires Culturelles et de l’Education Nationale a adopté à l’unanimité cette proposition de loi. Elle sera donc prochainement soumise au vote des deux chambres.
Actualisation au 12 février 2020
Ce mercredi 12 février, l’Assemblée Nationale a adopté en 1ère lecture et à l’unanimité la proposition de loi.